.

SCHMITTBIEL Joseph

C'était le soir du 24 décembre 1986 et j'en menais pas large. Un mois auparavant, contraint et forcé, j'avais quitté le cocon familial pour rejoindre la caserne de Stetten am kalten Markt, en Bade-Wurtemberg, au cœur de ce qui s'appelait à l'époque les Forces Françaises en Allemagne. Dans le petit monde des troufions, Stetten, c'était un peu la maison du croquemitaine, l'endroit où fallait pas atterrir, et surtout pas en hiver.

Situé à 700 m d'altitude sur le plateau du Heuberg, balayé par tous les vents, le camp avait la réputation d'être le plus froid d'Allemagne. En regardant les congères hautes comme des bagnoles qui bordaient les baraques et le grand thermomètre du portail qui annonçait régulièrement des moins vingt, on n'avait pas trop de mal à le croire. Tout ça n'aurait pas été gênant si l'armée nous avait correctement équipés. Mais les treillis, rangers et sous-vêtements fournis n'étaient pas du tout conçus pour ces températures, aussi nous passions le plus clair de notre temps à greloter dans nos frocs. Pour couronner le tout, à l'issue de notre mois de classes, le margis nous annonce qu'on rentre pas pour Noël, qu'on va passer le réveillon en caserne. Le moral était donc plutôt dans les chaussettes.

Bizarrement, et alors que le service militaire a toujours été présenté comme un lieu de brassage national, nous, les appelés, n'étions que des Alsaciens. Et c'est à cette occasion que j'ai découvert, moi le citadin strasbourgeois, que ma langue, l'allemand d'Alsace, était encore sacrément vivante au sein de ma génération, surtout parmi les gars, majoritaires ici, venus de la campagne alsacienne.

Ce 24 décembre donc, on se retrouve, une centaine de compagnons d'infortune et moi-même, en treillis de défilé s'il vous plaît, chacun enguirlandé d'une fourragère, encadrés par nos officiers et sous-officiers, en famille pour ainsi dire, autour d'un grand carré de tables formé pour l'occasion dans la salle de l'ordinaire, afin de partager le repas de fête.

Pour l'ensemble : garde-à-vous ! … Repos ! Prenez place !

Évidemment, le plus gradé de la soirée, le capitaine, y va de son p'tit speech. Et comme pour s'excuser de nous retenir dans cette froidure de cul du monde à un moment où le commun des mortels rejoint naturellement ses proches, voilà que ce brave Français de l'intérieur se met à évoquer nos anciens qui, 43 ans plus tôt, n'ont pas eu d'autre choix que d'aller se peler les miches (et pour un bon quart d'entre eux, laisser leur peau), avec la Wehrmacht sur le front russe. Il est au courant, le bougre, et faut qu'il le souligne :  l'armée française, même à Stetten, c'est quand même plus peinard. En d'autres termes : Alsaciens, soyez heureux d'être des Français ! Je dois avouer que sur ce dernier point, à l'époque, j'ai déjà un doute.

Mon grand-père, celui auquel je dois mon nom et mon prénom, trône doublement sur la première page du plus vieil album photo de la famille : à droite, en 1917, ganté de blanc, botté de cuir, casqué pointu avec crinière, dans l'uniforme de la Garde du Kaiser à Berlin (j'ai appris plus tard que c'était une unité d'élite), à gauche, en 1919, en bandes

molletières, veste et pantalon flottants, calot trop grand, en tenue de bidasse à Nancy. Ça aussi, je l'ai su longtemps après mon service : les plus jeunes (il était né en 1900), à leur sortie de l'armée allemande, ils leur faisaient passer trois ans dans la française, histoire de les rééduquer…
Son fils aîné, mon oncle, lui qui, gamin, se voulait plus français que Jeanne d'Arc, se  voit mobilisé dans la Wehrmacht. Et pendant qu'il se prend de l'acier soviétique dans le buffet, qui manque de peu de l'envoyer ad patres, des bombardiers américains aplatissent la maison familiale à Strasbourg. Joseph, mon grand-père, y perd toute sa belle-famille : beau-père, belle-doche, belle-soeur. Lui-même et sa femme sont absents ce jour-là, parce que la veille, un dimanche, il est censé participer à un rassemblement du parti sur la place Kléber et ça, ça le gonfle, alors il s'est trouvé une excuse pour se carapater deux jours à la campagne avec sa moitié.

Son deuxième fils, mon père, fait son apprentissage à la Meinau, à l'ancienne fabrique des automobiles Mathis devenue l'usine Junkers, qui assemble des moteurs d'avions. Bien entendu, il est membre des jeunesses, faut-il vraiment préciser lesquelles ?,

Oh, bien sûr !, t'as le droit de pas y envoyer ton gamin, mais c'est la garantie qu'il fera jamais d'études, qu'il sera jamais cadre, qu'il grimpera dans aucune hiérarchie, tu fais ça à tes enfants, toi ?

Mon paternel est convoqué au conseil de révision de la Wehrmacht pour le 23 novembre 1944… pile-poil le jour de l'entrée des chars de Leclerc dans Strasbourg, merci pour ce karma. Et en 1948, le v'là parti pour un an dans un bataillon de chasseurs du côté de la Champagne, presque des vacances… La famille a assez donné, en 1954, il ne partira pas pour l'Algérie.

Aussi loin que je puisse me souvenir, j'ai toujours été fasciné par la grande bibliothèque de mon père. Tout petit déjà, je rêvais du moment où je pourrais lire tous ces bouquins. Dans mon esprit d'enfant, je voyais ça comme un passage obligé pour être un grand, un adulte.

Y avait autant d'ouvrages en français qu'en langue allemande. Je déchiffrais sur les dos à travers la vitrine : J'ai choisi la liberté, Victor Kravchenko, Wem die Stunde schlägt, Ernest Hemingway, Papillon, Henri Charrière, Ein Tag im Leben des Iwan Denissowitsch, Alexander Solschenizyn, Sur la France, Robert Lafont, Schloß Hubertus, Ludwig Ganghofer, Comment peut-on être breton ? de Morvan Lebesque, Der schwarze Obelisk, Erich Maria Remarque…

Et puis, du côté droit, sur toute la colonne d'étagères, se trouvaient les alsatiques, tous ces livres qui, d'une manière ou d'une autre, ont un lien avec l'Alsace : Les nuits de Fastov, André Weckmann, Psychanalyse de l'Alsace, Frédéric Hoffet, Das Sundgaubuch, Oskar Wöhrle, Le particularisme alsacien, Pierre Maugué, Die Katrin wird Soldat, Adrienne Thomas. Certains étaient imprimés dans cette extraordinaire écriture appelée gothique, « Frakturschrift » en allemand, que je me forçais à lire jusqu'à ce qu'elle me devienne familière : Geschichte der Stadt Straßburg, Emil von Borries, Fröschweiler Chronik, Karl Klein, Das Elsässische Problem, Georges Wolf…

Enfin, tout en bas, là où étaient rangés les beaux livres, mais aussi certains disques, je butais sur un autre os à ronger, particulièrement frustrant, parce qu'il était écrit dans ma langue, celle que mes parents employaient exclusivement entre eux et que pourtant j'avais un mal de chien à lire : le double album avec livret de la pièce de théâtre en alsacien de Germain Muller, Enfin… redde m'r nimm devun (Enfin… n'en parlons plus), connue de presque tous les Alsaciens jusque dans les années 70, et que la politique linguistique parisienne a quasiment effacée des mémoires.

A l'âge de 17 ans, j'entreprends de traduire cette œuvre en français sur des cahiers d'écolier, en demandant régulièrement à mes parents : Et ça, qu'est-ce que ça veut dire ?

Et cette expression, c'est quoi ? Treize ans plus tard, en 1996, l'éditeur Ronald Hirlé me paye ma première avance sur droits et publie ma traduction. Je décroche une maîtrise d'études théâtrales puis un DESS en traduction et je deviens traducteur-surtitreur pour les théâtres : Théâtre National de Strasbourg, Théâtre National de Chaillot, Maison de la Culture 93 de Bobigny, Festival d'Avignon, Théâtre de l'Odéon. C'est avec la Volksbühne de Berlin et les mises en scène rock'n'roll et déjantées de Frank Castorf, adaptations des grandes oeuvres de la littérature mondiale, que je collectionne mes plus beaux souvenirs de théâtre : Un tramway nommé Désir, Tennessee Williams, Le général du Diable, Carl Zuckmayer, Le Maître et Marguerite, Mikhaïl Boulgakov, Nord, Louis-Ferdinand Céline, Les Démons, Humiliés et Offensés, Les Frères Karamazov, Fiodor Dostoïevski.

Mais finalement, ce sont deux livres, beaucoup moins connus, qui bouleversent ma vision du monde.

Le premier, 2000 Jahre Kultur am Oberrhein (2000 ans de culture dans le Rhin supérieur), de Jean Dentinger, est publié en 1977. C'est une histoire de la littérature alsacienne. Ce que j'y découvre me dessille les yeux. A l'école et au lycée, on m'a servi du Molière, du Racine, du Montaigne, du Rousseau, du Balzac et du Zola, fort bien. Mais pourquoi on m'a jamais parlé de Reinmar von Hagenau, de Gottfried von Straßburg, de Sebastian Brant, de Georg Wickram ? Tous étudiés à l'école dans l'espace germanophone et tous alsaciens ? Pourquoi on m'a jamais appris que la littérature d'expression allemande est née… en Alsace ?

La sensation d'avoir été pris pour un con depuis tout petit par l'Education Nationale est très désagréable. J'ai eu droit qu'à un demi-cerveau : la partie française. L'autre, le versant allemand, on me l'a foutu aux waters et tiré la chasse, ça, laisse tomber, t'en auras pas b'soin.
Et pour passer la deuxième couche, voilà que sort en 1999 Une histoire de l'Alsace, autrement, E G'schicht zuem Uewerläwe, de Bernard Wittmann. Là, c'est un tsunami. Je dévore les trois tomes en deux semaines, je lis jusqu'à des deux, trois heures du matin.
Toute la belle construction de nos historiens francocentrés, la jolie légende de l'Alsace française du fond du coeur jusqu'au trognon, s'effondre comme un château de cartes.

Remettre en question toute une éducation est une formidable aventure intellectuelle.

Je ne serai jamais assez reconnaissant envers ces deux auteurs de m'en avoir donné l'occasion. Jean Dentinger s'en va par-delà les nuages en 1994, je ne le rencontrerai jamais de ce côté-ci du rideau. Mais le destin me sourit : je fais la connaissance de Wittmann, et on devient de vrais copains !

Le téléphone sonne un matin de 2014. Au bout du fil, c'est le Musée du Pays de Hanau à Buchsweiler (Bouxwiller), en Alsace. Est-ce que vous seriez prêt à traduire en français le roman de Marie Hart, « Üs unserer Franzosezit » (Nos années françaises) ?

On voudrait le publier dans le cadre du centenaire de la Guerre de 14…

Vu de l'extérieur, je reste calme, mais à l'intérieur, mes artères dansent le flamenco.

Je connais ce bouquin depuis une quinzaine d'années : c'est de la bombe ! Interdit à la vente en France dès sa sortie en 1921, il raconte en alsacien des choses qui ne collent pas, mais alors pas du tout à la narration communément admise sur la « libération » de 1918.

Bien sûr que je veux le traduire ! Mais immédiatement se pose un problème : qui va publier ça ? Les éditeurs alsaciens à diffusion professionnelle ont presque tous laissé leurs bijoux de famille en dépôt au vestiaire de la préfecture de Strasbourg : Egratigner
l'image de la France ? Mein Gott! Cépapossibl' !

Heureusement, mon pote Bernard Wittmann a la solution : Tiens, c'est le numéro de mon nouvel éditeur, un Breton… Yoran y s'appelle… Ça devrait l'intéresser, il en rate pas une pour taper sur Paris…

Et voilà comment j'suis devenu auteur chez Yoran. Le Marie Hart est sorti en juin 2016, puis il m'a chargé d'écrire la version alsacienne de la série des Questions qui dérangent : Alsace, des questions qui dérangent. Je m'suis régalé, et les lecteurs ont été au rendez-vous. Si on m'avait raconté toute cette histoire le soir de Noël 1986, j'aurais nettement moins eu les boules. Aujourd'hui, des projets de bouquins, j'en ai plein les tiroirs : on n'a pas fini de rigoler.

Joseph Schmittbiel
Juin 2021

----------

Joseph Schmittbiel a également traduit en français l'ouvrage en alsacien de Marie Hart, Üs Unserer Franzosezit, sous le titre Nos Années Françaises.

Nos Années Françaises de Marie HART, traduction en langue française de l'original par Joseph Schmittbiel

Filtres actifs

11,85 €
Joseph Schmittbiel

Impliqué dans la défense d'une certaine idée de l'Alsace , l'auteur se penche sur 36 questions qui interpellent les amoureux de l'Alsace: Histoire, identité, langue, politique…