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Yoran Embanner au QuébecPosté par Yoran Embanner 18/12/2021 23:41:29 Actualités Commentaires 0La Clef des Chants, Histoires de gwerzioù, de Daniel Giraudon.
Dans le numéro 19 de sa revue Rabaska, la SQE Société Québécoise d'Ethnologie rend compte de l'ouvrage La Clef des Chants, Histoires de Gwerzioù, de Daniel Giraudon, sous la plume de Françoise Lempereur, Maître de conférence à l'Université de Liège.
"La « clef des chants » est un petit signe graphique placé au début de chaque ligne d’une partition musicale pour permettre au lecteur d’interpréter la mélodie à sa juste hauteur, tandis que « prendre la clef des champs » est synonyme de « s’évader ». Pour notre grand plaisir, l’ouvrage de Daniel Giraudon répond aux deux formules, car s’il nous informe surtout sur la richesse historique, lexicale et sociale des gwerzioù, ces longues complaintes chantées en langue bretonne, il incite aussi notre esprit à vagabonder à travers la Bretagne rurale des siècles passés, une Bretagne qui nous enchante par ses manoirs, ses croyances, ses récits ou ses savoir-faire. Ainsi, nous sont décrits, au fil des pages, tant les dangers de la récolte du goémon blanc que la vie des ménétriers locaux, l’attachement de la population aux saints et aux prêtres – vertueux ou non – ou même la manière de déterminer si un terrain est propice aux pratiques agricoles... Une véritable plongée dans un monde disparu, où le lien social était solidement ancré dans les communautés villageoises.
En France, la chanson bretonne, « richesse littéraire qui fut révélée à l’Europe par la publication du Barzaz-Breiz de La Villemarqué en 1839 » (p. 17), est sans doute celle qui a connu les premières marques d’intérêt de la part des intellectuels, beaux esprits que l’on n’oserait pourtant pas qualifier d’« ethnologues » ou de « musicologues ». On se souviendra notamment du projet de recueillir les traditions et expressions propres aux différents terroirs « celtiques », initié en 1804 lors de la création de l’Académie celtique, et les tentatives, issues de la mode des statistiques, de consigner la « poésie populaire » du monde paysan, tentatives qui trouveront en la personne d’Hyppolyte Fortoul, ministre de l’Instruction publique sous Napoléon III, son plus ardent défenseur. Aucun des collecteurs du XIXe siècle ne parviendra cependant à cerner la véritable nature de la chanson dite « populaire » et, en Bretagne comme ailleurs, la récolte ne fut pas conforme à la situation réelle dans le monde rural, car elle ne prenait pas en compte à sa juste valeur la transmission orale intergénérationnelle.
Comme ailleurs en Europe occidentale, celle-ci a commencé à disparaître à la charnière des années 1960-1970, lorsque la mécanisation de l’agriculture et l’arrivée de la télévision ont mis fin aux travaux collectifs et aux veillées, principales occasions de chanter dans les communautés paysannes. C’est à cette époque que Daniel Giraudon, originaire de Binic, en pays gallo, s’installe à Lannion, une des capitales de la « Bretagne bretonnante ». Arpentant la campagne, il apprend la langue et se lance à la recherche des croyances et des traditions locales, en particulier des chants traditionnels. Il découvre avec bonheur que nombre d’entre eux sont toujours latents dans la mémoire des habitants et entreprend alors de faire remonter à la surface ce répertoire moribond.
Lorsqu’à la fin des années 1970 il découvre dans un grenier une collection d’environ 300 chansons imprimées sur feuilles volantes et entreprend d’en faire une étude approfondie dans le cadre d’une thèse de doctorat (« Chansons populaires de Basse-Bretagne sur feuilles volantes », dans Skol-Vreizh - L’École bretonne, n° 2-3, 1985), il note que le chanteur traditionnel n’accorde pas d’importance au fait qu’un chant ait été transmis oralement ou soit passé par l’imprimerie. La seule différence est la présence d’un titre, une date et un auteur, informations que la tradition orale a gommées au fil des ans. Il s’interroge dès lors sur l’authenticité des anciens chants collectés : leur transmission a-t-elle été modifiée par le passage à l’écrit, qu’il soit manuscrit ou édité ? Cet écrit a-t-il au contraire servi d’aide-mémoire et favorisé une transmission plus efficace ? Certains textes ont-ils été volontairement modernisés ? Il recense alors les différentes versions d’une même gwerz et les compare.
Le répertoire sur feuilles volantes, déjà connu aux XVIIe et XVIIIe siècles pour les cantiques, s’est répandu pour le chant profane au cours du XIXe siècle, au fur et à mesure que s’installait dans le milieu rural la connaissance de l’écriture et de la lecture. Son âge d’or s’étend entre 1820 et 1920. Pour Daniel Giraudon, l’histoire de la chanson populaire ne peut négliger cette source, car ces compositions, généralement diffusées lors des pardons, foires et marchés, ont été écrites pour le peuple par des chanteurs d’origine populaire. Accuser ces feuillets d’avoir fait disparaître le répertoire ancien de tradition orale n’est que partiellement vrai : parmi les gwerzioù qu’il décrit et commente dans le présent volume, l’une, La Gwerz Sant Juluan (La complainte de saint Julien), est désignée par lui comme « une feuille volante du XVIIe siècle passée dans la tradition orale » (p. 373-395) et il montre que plusieurs autres ont servi, au cours du temps, d’aide-mémoire aux chanteurs.
Il reste que l’ouvrage nous propose essentiellement des complaintes historiques de tradition orale, composées avant la Révolution et collectées par lui au cours des quarante dernières années, sous forme chantée ou contée, auprès de témoins âgés, souvent seuls détenteurs de la transmission patrimoniale. Ces longues complaintes, évoquant des querelles sanglantes, des assassinats, des naufrages ou des faits divers, sur la côte ou dans les paroisses paysannes, sont analysées tant dans leur forme que dans leur contenu. Les faits sont rapportés à l’histoire locale et les textes sont illustrés de photos, de dessins, de reproductions picturales et, selon les cas, de petites partitions reprenant la ligne mélodique. Le recours systématique aux archives paroissiales, aux rapports officiels et aux sources iconographiques, et l’examen simultané des différentes versions publiées, manuscrites ou enregistrées, constituent une somme documentaire considérable qui intéressera tant l’historien local que le chercheur hors Bretagne.
D’un corpus initial de plusieurs centaines de documents, Daniel Giraudon a gardé dix-huit gwerz, auxquelles il consacre à chaque fois entre dix et quarante pages d’analyse, en ce compris la transcription intégrale des paroles en breton des différentes versions et leur traduction française. Lors de ses campagnes de collectes « dans les petites exploitations tenues par des cultivateurs d’un certain âge où l’on prenait encore le temps de vivre et de faire une pause en milieu d’après-midi pour partager un café et un casse-croûte » (p. 12), il constate, comme je l’ai moi-même noté lors de mes collectages en Wallonie, que la relation affective au contenu patrimonial est le moteur de la mémoire : la chanson de grand-mère ou celle liée à un moment marquant de la vie est davantage valorisée, et donc retenue, qu’une autre avérée ancienne. La plupart des témoins n’ont d’ailleurs aucune idée de la date de création de leur répertoire. Peu leur chaut, pour autant qu’ils l’aient entendu de la bouche d’un parent (Lempereur [dir.], Patrimoine culturel immatériel – Manuel, Liège, 2017, p. 78-96).
Grâce à la comparaison des différentes variantes et aux témoignages de terrain recueillis par lui-même et par d’autres collecteurs – dont les folkloristes du xixe siècle –, l’auteur réalise un déroulé de l’histoire et une première datation. Pour vérifier la véracité du récit, il détermine ensuite ses protagonistes, en croisant les éléments contenus dans le texte avec des documents d’archives de toute nature, dont il cite des extraits : dossiers judiciaires, actes notariés, registres paroissiaux, généalogies, topographies, etc. Il s’efforce enfin d’identifier l’auteur de la gwerz et le parcours mémoriel de celle-ci. Le cheminement intellectuel s’avère à chaque fois passionnant et nous replonge dans un temps historique et un environnement géographique précis. Ainsi, la plupart des gwerzoù sélectionnées datent des XVIIe et XVIIIe siècles. La plus ancienne remonte à 1649 et provient du Trégor, au nord de la Bretagne, comme la majorité d’entre elles. Indépendamment de la problématique linguistique ou stylistique qui examine les variantes locales et l’évolution du parler breton (et qu’il m’est impossible d’apprécier), le recueil permet de comprendre les mécanismes de la tradition orale, avec son lot de transformations, conscientes ou inconscientes, portant notamment sur l’utilisation d’artifices utiles à la mémoire, comme la rime, la présence fréquente du dialogue et la division en deux ou trois parties. Daniel Giraudon note parfois la modernisation du vocabulaire : dans une des complaintes, l’arme du crime est d’abord une épée, puis un sabre, un coutelas et enfin un fusil. Cette observation est vraie partout. J’avais moi-même relevé, lors de mes enquêtes de 1973, la présence de néologismes au cœur de complaintes médiévales de facture modale, par exemple, dans L’Écolier assassin, qui raconte l’histoire tragique d’un jeune homme obligé par une mère perverse à tuer sa maîtresse et à lui en rapporter le cœur : « T’en s menti, coquin de frère / C’est ta maîtresse que tu as tuée / À la police, j’ m’en vais y aller », le mot « police », au sens actuel de « service d’ordre » n’apparaissant qu’au XVIIe siècle.
L’auteur pointe aussi la réduction au fil du temps de la longueur des textes. Ainsi, la Complainte de Saint Julien, cantique du XVIIe siècle pour lequel il possède des versions publiées sur feuilles volantes, est amputé des trois quarts de ses 260 vers (p. 379), notamment de ses cinq premiers couplets d’introduction, dans lesquels le compositeur intervenait directement, et de sa conclusion morale. Il y voit une évolution intéressante d’un point de vue anthropologique, celle d’un chant imprimé sur feuilles volantes, né dans un milieu lettré, passé et transmis dans un milieu populaire de tradition orale et transformé par les interprètes au point de ne plus laisser voir son origine.
En fait, de tels exemples nous renseignent sur « les mécanismes de la tradition orale qui, au cours des nombreuses transmissions dans le temps et l’espace, gomme, sélectionne mais aussi ajoute des éléments nouveaux, puisés à d’autres sources traditionnelles, notamment sous forme de clichés, en privilégiant surtout les dialogues, passant du narratif et descriptif au dramatique » (p. 390). Voilà qui permet d’inscrire la publication de Daniel Giraudon dans la progression de la recherche du patrimoine immatériel de la Bretagne et, plus généralement, de la culture du monde occidental."
Françoise Lempereur
Maître de conférences, Université de LiègeIl n'y a plus d'articles dans votre panier
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